Ce billet écrit par des étudiantes et étudiants de Master 1 du Magistère Européen de Génétique est co-publié sur le site de nos collaborateurs pédagogiques – Papier-Mâché. Promotion 2023-2024
Écriture : Amandine Minet, Arnaud Prévet, Paul Gennotte, Prune Gerondeau Relecture scientifique : Équipe pédagogique : Pierre Kerner et Patrick Laurenti Relecture de forme : Élodie Billard Temps de lecture : environ 8 minutes. Thématiques : Évolution (Biologie) Publication originale : Villa S. M., et al, Rapid experimental evolution of reproductive isolation from a single natural population. PNAS, 2019. DOI : 10.1073/pnas.1901247116
Survivre, oui, mais à quel prix ? Si être taillé comme Goliath favorise une meilleure survie dans un nouveau milieu, cela peut-il devenir un obstacle à la reproduction avec sa propre espèce ? Alliés inattendus, les poux pourraient nous aider à en apprendre plus sur cette question.
À l’heure du goûter, un jeune et un vieux poux se régalent en sirotant le sang de leur hôte : le Grand Pigeon. Cachés entre les plumes de celui-ci, le plus jeune veut en savoir plus sur ses origines. Il demande alors à son Papou de lui raconter son histoire. Le vieux pou lui répond :
Vieux Pou : Il y a de cela bien des générations, notre grande famille fut séparée en deux. Une partie de nos ancêtres, alors habitants de Petit Pigeon, fut arrachée de la communauté et se retrouva sur un nouvel hôte impitoyable et menaçant : Grand Pigeon. Les autres membres de notre grande famille restèrent, quant à eux, sur Petit Pigeon.
Jeune Pou : Mais Papou, pourquoi dis-tu que Grand Pigeon est dangereux ? Il ne peut rien nous faire, ce stupide volatile !
Vieux Pou : Vois-tu, lorsque nos ancêtres sont arrivés sur Grand Pigeon, celui-ci était un adversaire redoutable pour les petits poux. En effet, ils n’arrivaient pas à courir assez vite sur les longues plumes de cet hôte imposant et étaient souvent becquetés avant d’avoir des enfants. Maintenant, celui-ci n’est plus vraiment une menace, car nous sommes bien plus grands et pouvons courir sans problème sur ses plumes et échapper à son vilain bec !
Jeune Pou : Pourquoi sommes-nous plus grands que nos ancêtres ?
Vieux Pou : Je peux te donner deux raisons : d’abord, les poux les plus grands étaient les plus nombreux à survivre, donc ils pouvaient se reproduire. La seconde raison est que les femelles les plus grandes pondaient plus d’œufs et avaient plus de descendants que les petites. Ce n’est donc pas si étonnant que nous soyons aussi grands aujourd’hui, nous sommes les descendants des individus les plus grands de chaque génération (Figure 1) !
Jeune Pou : Mais Papou, qu’est-ce qui nous empêche de devenir encore plus grand si c’est si utile ?
Vieux Pou : Eh bien, il y a un désavantage à grandir autant, ce serait trop facile sinon ! On ne peut pas courir en permanence entre les plumes de Grand Pigeon pour échapper à son bec, il faut aussi pouvoir s’y cacher ! Mais si nous devenons trop grands et que nous ne pouvons plus nous cacher, le Grand Pigeon nous mangera. En résumé, pour survivre, il faut que nous soyons juste assez petits pour pouvoir nous cacher entre les barbes qui composent les plumes, et assez grands pour pouvoir courir sur celles-ci (Figure 2).
Jeune Pou : Oh, je comprends mieux ! Mais est-ce qu’on sait ce qu’est devenue notre famille laissée sur Petit Pigeon depuis tout ce temps ?
Vieux Pou : Laisse-moi te raconter une histoire de jeunesse… Un jour, j’ai été arraché à ma famille et déposé avec d’autres congénères sur une grande surface blanche. Je n’étais plus du tout à l’abri entre les plumes de Grand Pigeon. Je peux t’assurer mon poutiot que c’est la chose la plus terrifiante qui me soit arrivée durant mes quatre longues semaines de vie ! Heureusement ce fut une expérience de courte durée. Une fois ma frayeur passée, j’ai regardé autour de moi. C’est là que j’ai vu une magnifique petite femelle au loin. Je n’avais jamais vu ça : elle n’était pas plus grande que moi ! J’ai tout de suite compris qu’il ne s’agissait pas d’une femelle venant de Grand Pigeon, mais de Petit Pigeon ! Je me suis rapproché d’elle et…
Jeune Pou : Et ? Et quoi Papou ?!
Vieux Pou : À mon grand regret, cela n’a pas vraiment fonctionné, c’était terrible… Mais tu es trop jeune pour que je te raconte ce qu’il s’est passé entre elle et moi…
Jeune Pou : Ah non Papou ! Quand on a une super histoire à raconter, il faut la détailler !
Vieux Pou : Bon d’accord, tu auras les détails, mais ne t’avise pas de raconter ça à tes parents ! Vois-tu, les femelles poux sont par nature plus grandes que nous, et pour les féconder, les mâles se glissent en dessous d’elles pour mettre en contact leurs abdomens et… Bon tu sais quoi mon poutiot, je vais te montrer quelques illustrations d’un livre qui t’en apprendra beaucoup sur la vie (Figure 3).
Vieux Pou : Tu vois bien que si la femelle est de la même taille que toi, tu vas devoir te plier dans tous les sens pour essayer de l’atteindre (Figure 3B). Je sais bien que quand on veut, on peut, mais ces positions demandent une souplesse digne d’un asticot !
Jeune Pou : Mais si le mâle est vraiment plus petit que la femelle, ça ne devrait pas poser de problème, si ?
Vieux Pou : Mais si mon poutiot, imagine : si c’est le mâle qui est trop petit, alors ce sera à la femelle de se tordre pour l’atteindre ! Inutile de te dire qu’elle n’apprécierait pas vraiment de devoir se plier en deux, d’autant plus qu’elle sera mal maintenue par le mâle (Figure 3C). Tu l’auras compris, chez les poux, c’est bien la taille qui compte ! Ni trop grand, ni trop petit !
Jeune Pou : Papou, je suis sûr que tu aurais pu y arriver ! Un vrai pou ne recule jamais devant rien !
Vieux Pou : Oui bien sûr… Mais je n’étais pas seul ! Il y avait d’autres petits poux mâles qui essayaient de m’évincer afin de la séduire. Tu ne me croiras peut-être pas mais ils ont réussi, elle m’a vite délaissé pour ces petits bagarreurs. Quelle humiliation ! Les femelles ont tendance à préférer les mâles à la bonne taille, légèrement plus petits qu’elles… La compétition entre mâles est rude, ils se poussent et se glissent entre les deux tourtereaux en train de se reproduire. De plus, si une femelle doit choisir entre un mâle trop petit et un ayant la même taille qu’elle, elle choisira très probablement le mâle le plus petit.
Jeune Pou : Donc si je comprends bien, la taille des poux restés sur Petit Pigeon n’a pas changé depuis tout ce temps. Ainsi, le fait que nous soyons devenus plus grands, ce qui nous a permis de survivre sur le Grand Pigeon, est maintenant un obstacle presque insurmontable à la reproduction avec eux !
Vieux Pou : Exactement, et j’ai bien peur que bientôt nous devenions des espèces bien distinctes ! Si nous ne pouvons plus nous reproduire entre grands poux et petits poux, nous finirons par être si différents que notre histoire commune ne sera bientôt plus qu’un lointain souvenir… Alors retiens bien cette histoire mon poutiot, et n’oublie pas de la raconter quand tu seras devenu un vieux pou comme moi !
Dans la pièce voisine, un chercheur, auteur de la publication qui nous intéresse, répond avec fierté à nos questions…
Nous avons étudié cela chez des poux de pigeon car ils se reproduisent vite, on obtient donc un grand nombre de générations en peu de temps. Nous avons pris des pigeons de petite taille (pigeon Feral) et récupéré les poux qui les peuplaient. Puis, nous avons remis une partie de ces poux sur ces petits pigeons et nous avons déplacé les poux qui restaient sur des gros pigeons d’élevage, des Giant Runt, la version géante de notre pigeon des villes. Ainsi, nous avions deux groupes : des poux qui sont restés sur leurs pigeons habituels, et des poux déplacés sur de gros pigeons.
Nous avons laissé ces poux se reproduire et prospérer sur leurs pigeons respectifs, que nous avons gardé séparés, et ce pendant quatre années, ce qui représente environ 60 générations pour les poux de pigeon. À l’échelle humaine, 60 générations correspondent à 1500 ans, soit le temps entre la chute de l’empire Romain et la chute du mur de Berlin ! Nous avons observé que les poux laissés sur leur pigeon d’origine n’avaient pas vraiment changé au cours des générations, leur taille est restée globalement la même. Cependant, la taille des poux déplacés sur les grands pigeons a augmenté de presque 70 % en quatre années ! Comme les deux types de pigeons étaient élevés de manière strictement séparée, les poux déplacés sur un type de pigeon ne pouvaient jamais rencontrer et se reproduire avec les poux sur l’autre type de pigeon. Lorsqu’un pigeon mourait, ses poux étaient endormis et déplacés sur un nouveau pigeon inhabité de même taille que le précédent. La divergence de taille entre les deux populations n’a fait qu’augmenter, puisqu’une grande taille est favorisée sur les grands pigeons, et une petite taille est favorisée sur les petits pigeons.
Lorsque nous avons réuni des poux venant de petits pigeons et ceux de grands pigeons, ils n’étaient plus capables de se reproduire, car la différence de taille rendait cela presque impossible. Les deux populations sont sûrement encore capables d’être fécondées in vitro entre elles, mais elles sont physiquement incapables de le faire ! C’est la première étape de la spéciation dont je vous ai parlé tout à l’heure : les deux populations ne peuvent plus se reproduire naturellement et l’échange de gènes au cours des générations est interrompu. Elles formeront bientôt deux espèces distinctes.
Les résultats novateurs de cette expérience montrent qu’un seul trait, ici la taille du corps, peut être à l’origine d’un isolement reproductif et d’une évolution rapide. En 60 générations, les deux populations ont presque perdu la capacité de se reproduire entre elles ! C’est la première fois que ce phénomène de spéciation est observé sur une durée aussi courte, mais surtout dans des conditions proches de la réalité. Finalement, nos résultats démontrent comment la sélection naturelle peut être à l’origine de la formation de nouvelles espèces.
Villa S. M., et al., Body size and fecundity are correlated in feather lice (Phthiraptera: Ischnocera): implications for Harrison’s rule. Ecological Entomology, 2018. DOI : 10.1111/een.12511 [publication scientifique]
Bush S. E., Evolutionary ecology of host specificity in Columbiform feather lice. 2004. [Manuscrit de thèse de doctorat]